Fabien Nierengarten
Il y a quelque chose de très émouvant de pouvoir célébrer ses 35 ans de mariage. Surtout de très rare, en ces temps où le précaire et l’éphémère ont tendance à l’emporter sur le durable et l’immuable. Et où il est plus tentant de se la péter sur TikTok et Instagram, que de se comporter en vieux schnock en montrant une belle âme.
Ces noces de rubis, j’avoue que je ne les attendais pas. Elles me sont même tombées dessus presque malgré moi. En fait, pour paraphraser Francis Cabrel, je n’avais pas vu que je portais ces "chaînes". Sans doute parce qu’elles m’étaient très supportables. Voire particulièrement agréables. Quoi qu’il en soit, voici donc le récit de mon histoire d’amour si improbable.
Pour tout vous dire, j’avais entendu parler d’Elle dès ma plus tendre enfance. Nous allions le dimanche, l’une ou l’autre fois dans l’année, déjeuner chez un couple d’amis de mes grands-parents. Le monsieur était très classe, très distingué, même un brin "old school" avec son costume et sa cravate de fonctionnaire de préfecture. Mais dès qu’il parlait d’elle, il s’illuminait et se passionnait. Un peu comme s’il elle l’habitait, comme s’il était sous son charme. Il est vrai qu’il lui avait consacré une grande partie de sa vie.
A partir de là, même inconsciemment, je crois que j‘étais destiné à la rencontrer. Pour lui plaire, j’ai fait des études de Droit. Pour la séduire, je les ai réussies avec éclat. Et pour qu’elle puisse être fière de son prétendant, je me suis même déguisé en militaire pendant un an. Contrairement à certains de mes potes qui sont allés jusqu’à jouer aux tarés, tout ça pour pouvoir y échapper, en prétendant que les atours d’une belle carrière, ça comptait beaucoup plus que des chimères.
On me disait qu’elle n’en valait pas la peine. Que pour accéder à elle, il fallait consentir de gros efforts, le tout en échange de peu de confort. Qu’une fois pris dans ses filets, on était tiré vers le bas et entraîné vers une certaine mollesse. Qu’à son contact, on perdait toute ambition et tombait dans une forme de paresse. Que certes, Elle garantissait une totale stabilité, mais qu’à ses côtés, on pouvait aussi parfois s’ennuyer. Pourtant, c’était bien avec elle que je voulais conjuguer mon désir d’avenir.
Nous nous sommes rencontrés début 1989 grâce à une petite annonce qu’elle avait publiée et à laquelle je m’étais empressé de répondre. Le premier contact n’a rien eu d’une divine idylle. Mais au bout de quelques mois, notre aventure a viré à la passion. Je me donnais à elle sans hésiter et sans compter, multipliant les engagements à ses côtés. Elle m’en était reconnaissante à sa façon. Car ensemble, il n’était pas question de gagner des millions.
Déjà un an plus tard, nous nous sommes promis fidélité. Pour le meilleur, nous en avions la certitude. Peut-être aussi pour le pire, d’où une certaine inquiétude. Mais aujourd’hui, non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Ni le bien qu’elle m’a fait. Ni le mal, tout ça m’est bien égal. D’ailleurs, quel mal ? Celui de quelques menues contrariétés et frustrations ? Certainement pas de quoi en faire une obsession.
Grâce à elle, j’ai rencontré des gens passionnés et passionnants, œuvrant pour le bien commun, inlassablement. Avec elle, j’ai appris à cultiver les valeurs fortes de l’intérêt général, celles qui m’ont permis de dépasser le "chacun pour soi" au bénéfice du "tous pour un", et d'accéder ainsi peu à peu à la noblesse d'âme de ces mousquetaires qui, en tant que gamin, me faisait tant rêver. Pour elle, j’ai relevé des défis professionnels qui au départ me semblaient terribles, mais qui aujourd’hui, me rendent fiers de les avoir rendus possibles.
Parfois, il me vient pourtant l’envie de la quitter. Oh non, pas à cause d’une quelconque routine qui se serait installée entre nous, puisque nous avons toujours su nous en préserver. Mais peut-être pour aller voir si l’herbe n’était pas plus verte ailleurs. Si le bonheur, à défaut d’être dans le pré, ne serait pas plus absolu dans des contrées un peu moins austères et plus prospères. On verra bien ce que les prochaines années nous réserveront, à elle et à moi. Mais ce que je sais d’ores et déjà, c’est que je lui dois, en grande partie, les meilleures années de ma vie. Et ça, ça n’a pas de prix.
C’est donc avec beaucoup de plaisir que je tiens aujourd’hui à partager avec vous mes 35 années de mariage… avec la fonction publique territoriale. Quoi ? Comment ça ? Vous êtes déçus ? What did you expect ? Que je vous raconte ma vie personnelle ? Pas ici, voyons ! Ce n’est pas le genre de la maison. Ce serait plutôt en toute discrétion, en mode "aimer à perdre la raison, aimer à n’en savoir que dire, et n’avoir que toi comme horizon". Mais vous connaissez la chanson, n’est-ce pas ?