Jean Mizrahi
- 11/3/2025 - Nous approchons à grands pas du moment où il nous faudra répondre à une question toute simple, mais redoutable : démocratie ou dictature ? Et pas dans les livres d’histoire, hélas, mais bien dans nos vies ordinaires.
Prenons le cas de M. Călin Georgescu, ancien candidat à la présidentielle roumaine. Je ne le connais pas, je n’ai pas lu son programme, et je ne saurais vous dire s’il préfère le bortsch ou la mămăliga. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il a été interdit de se représenter à une élection après que la première a été annulée parce qu'il allait la gagner. Et ça, ça mérite réflexion.
Alors peut-être est-il un affreux jojo. Peut-être a-t-il des idées à faire frémir un dictionnaire, peut-être voue-t-il une passion suspecte pour Vladimir Poutine. C’est fort possible. Mais le problème n’est pas là. En démocratie, les électeurs ont le droit d’avoir mauvais goût, et les candidats, celui de défendre des idées idiotes ou même dangereuses – tant qu’ils respectent les règles du jeu. Et la règle la plus fondamentale est simple : tout pouvoir doit pouvoir être renversé pacifiquement par une élection suivante.
Or, dans cette affaire roumaine, on semble avoir oublié que la démocratie, ce n’est pas seulement le choix du menu, mais aussi le droit à la carte. Et qu’un candidat qui dérange, tant qu’il ne foule pas aux pieds la Constitution, doit pouvoir se présenter. Sinon, ce n’est plus une démocratie. C’est un casting truqué.
Bruxelles ferme les yeux... ou est à la manœuvre
Voilà des années que l’Union européenne aime à se poser en garante des bonnes mœurs démocratiques. Du haut de leurs tours de verre, nos commissaires traquent les entorses à la « liberté démocratique » de Varsovie à Budapest, tels des justiciers en cravate. Mais là, silence radio. Aucun commissaire européen pour s’émouvoir du sort de ce candidat roumain. Pourtant, il n'a pas été condamné pour quoi que ce soit. Mais il est persona non candidata, et ça passe comme une lettre à la poste (européenne).
On pourrait admettre une exclusion si l’homme avait été reconnu coupable de crimes graves, ou si son programme comprenait des réjouissances comme l’abolition des élections ou le retour du servage. Mais ce n’est pas le cas. Il est juste suspecté. Autant dire, un délit de sale gueule démocratique.
Quand les bornes sont franchies, il n'y a plus de limites.
Il est assez cocasse, et même un peu inquiétant, d’entendre Thierry Breton, cet ex-commissaire européen qui a tout raté, déclarer que si l’AfD prenait le pouvoir en Allemagne, l’UE s’en occuperait « comme en Roumanie ». Les amateurs de démocratie apprécieront le sous-entendu. On se dit que dans les bureaux de Bruxelles, certains sont déjà en train de repeindre la façade en gris-vert.
Certains s’émeuvent, souvent à l’extrême droite, de cette dérive. Ils y voient une dictature molle. Le terme est peut-être excessif – encore que – mais la tendance n’a rien d’anecdotique. Même Yanis Varoufakis, pas franchement connu pour ses accointances avec les nostalgiques du fascisme, s’en alarme. Quand un gauchiste grec et quelques souverainistes français s’accordent sur un point, c’est qu’il y a matière à discussion.
La grande muette des anciens partis
Plus inquiétant encore est le silence poli, voire approbateur, des partis traditionnels européens. Pas un mot. Pas un froncement de sourcil. Seuls quelques voix périphériques s’étranglent à l’idée qu’un candidat populaire puisse être sorti du jeu sans autre forme de procès. Mais ces voix sont noyées dans l’indifférence médiatique, quand elles ne sont pas moquées par des éditorialistes soulagés qu’on épargne à la démocratie un choix « désagréable ».
La tentation est grande, en somme, d’éliminer le gêneur quand il devient trop populaire. C’est plus rapide que de débattre. Et moins risqué que de perdre.
Le risque d'un retour du chef en treillis
Pendant ce temps, chez nous, un président français rejoue les grandes heures du treillis pour annoncer, entre deux photos en blouson Top Gun, que nous sommes en guerre. Ça avait déjà marché pour le Covid, pourquoi se priver ? Cela lui avait permis d’imposer des règles d’une inventivité kafkaïenne, dignes d’un concours Lépine de la bêtise administrative au point qu'un quotidien allemand avait renommé la France "l'Absurdistan".
Le voici donc en chef de guerre, prêt à monter au front (dans un hélico climatisé), expliquant que la situation exige des mesures exceptionnelles. Vieille recette éprouvée : rien de tel que la peur pour demander aux citoyens de se taire et de marcher droit. Et dans ce registre, Macron a de grandes tentations. Car il se verrait bien encore à l’Élysée dans vingt ans. Après tout, lui seul sait ce qui est bon pour la plèbe.
Mettre fin à la démocratie fast-food
Le drame de la démocratie contemporaine est que nous en avons fait un produit de consommation courante. Tous les cinq ans, on nous demande de choisir un chef dans une vitrine bien éclairée. Mais passé le moment de l’élection, le client est prié de se taire. On lui a vendu un rêve, il reçoit la facture.
J'aime tout particulièrement cette phrase de Rousseau dans "Du Contrat Social" : « Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l'est que durant l'élection des membres du parlement : sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. » Nous avons modernisé l’idée : nous pensons être libres entre deux matchs de foot et un achat Amazon.
Le référendum de 2005 ? Une farce cruelle : on a demandé leur avis aux Français, puis on a soigneusement piétiné leur réponse. Depuis, pourquoi s’étonner que le peuple préfère parler de tout sauf de politique ? Il décroche, il déserte la chose publique, et au bout du compte, il demande qu’on impose l’ordre, puisqu’il n’y croit plus.
Piège à démocratie
Voilà où nous en sommes. Nous avons bricolé une démocratie d’apparence, où l’on élit des représentants, mais où le peuple n’est qu’un figurant dans une pièce écrite par d’autres. Et encore, ça tient grâce à la liberté d’expression – quand elle n’est pas censurée pour raisons sanitaires, climatiques ou géopolitiques. Mais ne nous plaignons pas : on peut encore dire que Macron est un sale con (ce qui n'est peut-être pas si éloigné de la vérité) sans risquer le goulag. C’est bien, mais c’est insuffisant.
Le vrai danger, c’est la pente douce. Une démocratie qui ressemble de moins en moins à une démocratie. Une Roumanie qui interdit les candidats gênants. Une France qui rêve de museler certains opposants par des méthodes diverses en invoquant le « bien commun ». Jusqu’au jour où le peuple, lassé, passera la main à plus autoritaire.
Le choix est simple : redonner du pouvoir au peuple, ou glisser vers la dictature
Si nous voulons éviter ce glissement, il faut repenser la démocratie. Donner aux citoyens le pouvoir de décider, pas seulement de choisir parmi des slogans. Les Suisses votent tous les mois et s’en portent très bien. Leurs dirigeants sont sobres.
Si nous ne faisons rien, nous finirons dans une démocratie Potemkine, gouvernés par ceux qui disent une chose et en font une autre. Le peuple n’aura plus qu’à se taire et applaudir, ou espérer un miracle. Et les miracles, en politique, sont rares.