Victorine VALENTIN
- LE SAPIN DE NOËL -La veille de Noël, papa avait apporté un joli sapin. En cette période de disette, c'était le plus beau cadeau que l'on pût attendre. Je me souviens...
Comme il faisait froid alors ! Nous avions beau être six à nous serrer autour du feu, celui-ci était trop
maigre pour nous réchauffer vraiment. Nos joues empourprées nous donnaient un peu meilleure mine,
alors que nos vêtements, propres mais pluri-rapiécés, ne faisaient pas mystère de l'état des finances de la famille. Un chaudron contenait les quelques pommes de terre et rutabagas qui mijotaient pour notre dîner. Nos estomacs grognaient bien un peu, mais maman prêtait surtout l'oreille à nos chamailleries. Deux garçons et deux filles, âgés entre quatre et douze ans, ça chahute, ça se bouscule et se taquine forcément. Elle n'intervenait que rarement, nous laissant à nos disputes qui avaient le mérite de nous distraire des protestations de nos estomacs.
Papa était sorti depuis un moment, sans dire un mot. Depuis qu'il était revenu de la guerre, il faut avouer qu'il ne parlait presque pas. Moi qui étais l'aîné et qui me piquais de bons mots, je disais qu'il ne parlait guère... Comme il était déjà assez âgé à la démobilisation, mot qui était entré avec lui dans la maison, il avait été rendu à sa famille dès la fin du mois de novembre. J'apprendrai ultérieurement que certains de ses compagnons d'armes n'avaient été libérés que deux ans plus tard.
Marguerite, notre plus jeune sœur, était encore tout intimidée lorsque ce papa, qu'elle ne connaissait pas, s'approchait de nous. On lui avait pourtant bien enseigné à prier pour lui, comme nous tous, pour qu'il nous revienne. Et le miracle s'était produit. Mon oncle, le frère de maman, lui, ne reviendra pas. Et si papa avait reçu une blessure qui lui faisait traîner la jambe et utiliser une canne, au moins était-il revenu !
L'hiver était rude. La ferme était en sommeil. La vache que nous avions réussi à garder ne demandait que peu de soins et je m'en chargeais volontiers. Papa passait son temps à lire la Bible – nous n'avions pas d'autre livre alors – et à méditer dans un silence un peu renfrogné. Le temps s'étirait lentement dans des jours blancs et lisses. Autour de nous, la nature était revêtue d'une épaisse couverture neigeuse. Quelques arbres murmuraient au vent que l'hiver était bien difficile et offraient asile à des oiseaux et des écureuils frigorifiés.
Hier, Marguerite et Lucien avaient parlé du joli sapin qu'ils avaient vu devant l'église du village. Décoré de pommes rouges, d'étoiles de paille dorée, il semblait briller dans leurs yeux lorsqu'ils l'évoquaient.
– Comme ce serait beau, comme ce serait bien d'avoir chez soi un si joli sapin, disait Marguerite avec un regard gourmand.
– Moi, je croquerais toutes les pommes, répondait Lucien qui aurait mangé du bois si on le lui avait permis.
– Moi, disait Anna, contagiée par ses frère et sœur, je lui fabriquerais des décorations avec des pommes de pin que je colorerais avec de la betterave.
Papa ne disait rien mais il écoutait sans aucun doute puisqu'il était parti cet après-midi, toujours sans rien dire, et venait de rentrer déposer, dans un seau rempli de terre, un joli petit sapin des Vosges, autour duquel nous avions dansé de joie et que les petits s'étaient empressés de garnir avec des brins de laine colorée, des coquilles de noix et les pommes de pin qu’Anna n'avait pas eu le temps de teindre. La soupe n'avait jamais été aussi bonne, la chaleur du foyer jamais plus réconfortante et les yeux de maman plus brillants que cette veille de Noël 1918.
Le jour de Noël, nous venions de nous lever et nous faisions la ronde autour du petit sapin, le plus beau du monde puisqu'il nous avait donné tant de joie et de chaleur et parce que notre père l'avait apporté avec le bonheur confus, mais visible, de faire plaisir à ses enfants. C'était un mercredi, je m'en souviens très bien. Le jour promettait de rester blanc et calme. Pourtant, soudain, on a frappé violemment à la porte. Maman et papa ont échangé des regards interrogateurs. Qui cela pouvait-il être ? Aucune famille proche ne devait venir nous voir. Papa est allé ouvrir et, même de dos, je l'ai vu se figer. Il s'est effacé pour laisser entrer le garde-champêtre. C'était un grand gaillard qui tenait plus du chêne que de l'être humain. Son uniforme et son képi rajoutaient à sa stature et à son air redoutable. Tous les enfants le craignaient encore plus que le père fouettard car il était toujours là où on l'attendait le moins, et chaparder une pomme équivalait pour lui au pire des larcins. De sa grosse voix, il rappela à mon père que prendre des arbres dans la forêt domaniale, c'était du vol. Ne savait-il pas, lui mieux que d'autres, que les forêts avaient été détruites par les combats et que les coupes sauvages étaient interdites ?
De fait, c'est mon père qui était interdit. Lui, d'habitude si pâle, était rouge pivoine. Ma mère cachait sa honte derrière le torchon à carreaux qui ne la quittait jamais. Papa essayait de se défendre. Qui pouvait prétendre que notre sapin ne venait pas de notre terrain ? Alors, le garde-champêtre a montré du doigt la jambe de mon père que l'éclat d'obus avait rendue raide et qui avait laissé, depuis la forêt jusque chez nous, une trace qui le dénonçait cruellement. Le garde-champêtre a consigné ce qu'il nommait « un délit » et a signifié à mon père qu'il aurait à en rendre compte. Il a arraché les ornements dont nous avions eu tant de plaisir à le parer, et il a emporté notre arbre de Noël, toutes nos illusions, toute notre joie, et la fierté de mon père.
Papa s'est comme brisé et il s'est affaissé sur sa chaise. Il était taiseux, il est resté complètement muet.
Pourtant, maman nous a enseigné deux choses ce jour là et ces leçons ont eu un grand impact sur ma vie. Elle s'est approchée de papa, lui a doucement pris la tête entre les mains et lui a donné un baiser sur le front. C'était une scène tellement insolite ! En ce temps-là, les démonstrations d'affection étaient rares, voire proscrites. Elle s'est tournée vers nous qui la regardions, tellement surpris que nous avons instantanément ravalé nos larmes, et elle nous a dit : « Vous savez, mes enfants, qu'il ne faut jamais prendre ce qui ne vous appartient pas. Votre père paiera pour cet arbre. Mais apprenez surtout que son amour pour vous est si fort qu'il a bravé le froid, qu'il a pris grand soin de choisir le plus beau des sapins et qu'il a fait de gros efforts pour vous le rapporter. Alors, embrassez votre père et dites-lui que, vous aussi, vous l'aimez très fort.
Et ensuite, on prendra toutes les décorations qui ornaient le sapin et on les disposera sur le rebord des fenêtres. Joyeux Noël mes enfants. Joyeux Noël Ernest.
J'ai séché mes larmes d'un revers de manche, donné la main à Marguerite et Anna. Lucien s'est aussi
rapproché et nous avons tous embrassé papa qui a souri et s'est redressé. Il a pris Marguerite, ravie, sur ses genoux. Il nous a regardés à tour de rôle. Longtemps. Puis il a regardé maman et il a dit : « On n'a pas besoin d'arbre de Noël dans une maison remplie d'anges. »
À Jean-Luc. En souvenir et hommage.
Victorine VALENTIN - 6/12/2022
[Victorine Valentin a écrit ce conte de Noël inspiré d'une histoire vécue par un ami qui vient de nous quitter, Jean-Luc Gressier, ex militant PS mais constant défenseur des plus démunis et participant actif à la lutte des Gilets Jaunes en son temps.]