TOURISME
Le touriste entre-t-il pour la culture dans la catégorie des nuisibles ? La question ne se posait pas il y a vingt ans. On disait même qu’il était, par son portefeuille, un soutien précieux aux musées, monuments, salles de spectacle. Il l’est toujours. Mais l’est-il trop ? Ouvrir cette piste, c’était être taxé d’élitisme. Aujourd’hui, on ne compte plus les études et les voix qui posent la question.
Bizarrement, lors des Rencontres du tourisme culturel, organisées par le ministère de la culture, le 20 novembre, au Louvre-Lens (Pas-de-Calais), le sujet n’était abordé qu’à la marge. La France culturelle parle de tourisme surtout en des termes de conquête et de croissance. Et puis enlevez les touristes au Louvre (70 % de la fréquentation), ce n’est plus le même musée, avec de gros ennuis financiers à la clé, puisque l’Etat a réduit, comme ailleurs, sa subvention.
Il a suffi qu’en 2016 les visiteurs étrangers boudent la France, à cause des menaces d’attentats, pour que l’on parle de « catastrophe industrielle ». Le tourisme, c’est 500 000 emplois en Ile-de-France, soit la plus grosse industrie de la région. C’est tout simplement la plus importante du monde (10 % du PIB de la planète). Et puis, ce qu’on appelle le « surtourisme » ne concerne qu’une poignée de lieux. Pour l’immense majorité de nos monuments et musées, le visiteur est une aubaine qui rend le site moins vide et permet de le restaurer.
Le surtourisme va s’amplifier
C’est le secteur du tourisme lui-même qui tire la sonnette d’alarme. D’abord Christian Mantei, le directeur général d’Atout France, chargé de la promotion du pays à l’étranger. « La France n’est pas encore dans le surtourisme, mais, si on ne bouge pas, on y sera dans trois ou quatre ans. Le sujet est très grave : 80 % des touristes visitent les sites culturels parisiens le long de la Seine, et on est proche de la saturation. La question concerne aussi Versailles ou le Mont-Saint-Michel, mais elle touche également nombre de villages et des sites naturels. »
Christian Mantei s’inquiète, parce que le surtourisme va s’amplifier partout. Il y avait 525 millions de touristes en 1995, il devrait y en avoir près de 2 milliards en 2030. La France, qui est déjà la première destination touristique dans le monde, a accueilli 88 millions de visiteurs en 2017 et en attend 100 millions en 2020. L’équation à Paris est complexe : sa population devrait très légèrement baisser autour de 2 millions d’habitants d’ici à 2050, alors que le nombre de touristes devrait passer de 36 millions à 54 millions.
La question est cruciale pour la culture, car la première motivation des voyageurs, et de très loin, est culturelle. Les réduire ? Plutôt les dompter. Leur ouvrir d’autres horizons. Lors du colloque du 20 novembre, on a parlé de tourisme « vertueux », « durable », « solidaire », « raisonné ». On rêve d’un touriste de proximité, qui tisse des liens avec la population.
C’est louable, utile, mais marginal, face à un tourisme de masse porté par une classe moyenne mondialisée qui ne cesse de croître, des compagnies low cost, des tour-opérateurs, des ferrys qui s’apparentent à des immeubles sur l’eau, et l’explosion du phénomène Airbnb. Dérisoire, quand on sait que 95 % des voyageurs mondiaux se rendent aux mêmes endroits, sur moins de 5 % de la planète. Dérisoire, aussi, par rapport à l’hostilité des habitants qui grandit depuis deux ans dans les villes les plus fréquentées – on l’a vu à Barcelone –, au motif que le surtourisme les dénature, vide les centres de leurs habitants, appauvrit les commerces, menace le patrimoine. Mais aussi l’« hostilité des touristes », ajoute Christian Mantei.
Souvent, les mesures prises restent modestes – on ne tue pas la poule aux œufs d’or. On essaie de fluidifier les foules, de mieux les étaler sur l’année, d’inciter à découvrir d’autres sites. Florence traduit l’impuissance, quand la ville fait arroser les parvis d’église pour éviter les pique-niques sur les marches, ou Rome qui régule tant bien que mal la fontaine de Trevi.
Venise (30 millions de touristes par an, quatre visiteurs par jour pour un résident) a expérimenté, en mai, des portiques d’accès aux endroits-clés, qui se ferment s’il y a trop de monde. Mais on retient surtout que l’Unesco lui a donné jusqu’à la fin de 2019 pour agir en conséquence, sinon la cité des Doges sera classée parmi les sites en péril. Quatre lieux ont vraiment pris cette année des mesures visant à réduire les visiteurs : la citadelle de Dubrovnik (Croatie), le Taj Mahal (Inde), Santorin (Grèce) et l’île de Pâques.
Même embarras pour les grands musées, qui savent que leur parcours est devenu pénible. Que le visiteur consomme les tableaux comme s’il était dans un centre commercial. Pas bon pour les œuvres. De plus, les amateurs d’art et le public local les désertent. Le 12 octobre, les directeurs de grands musées du monde (Louvre, Versailles, National Gallery à Londres, Prado à Madrid, Ermitage à Saint-Pétersbourg…) se sont réunis à Rome pour débattre des grands défis. En bonne place, il y avait le tourisme de masse. Les réponses visent plus à encourager la demande qu’à la réduire : horaires plus larges, nouveaux bâtiments, espaces d’accueil et de circulation plus amples. Le Rijksmuseum, à Amsterdam, choie ses touristes en annonçant que la restauration de son tableau-phare, La Ronde de nuit, de Rembrandt, se fera à partir de juillet 2019 sous le regard du public.
Notons ici le choix détonnant du Metropolitan Museum, jusqu’ici gratuit pour tous et qui, depuis le début de l’année, fait payer 25 dollars (22 euros) les non-résidents de l’Etat de New York. Ce choix vise surtout à nourrir ses caisses. Mais imaginons que tous les sites saturés de monde adoptent une mesure similaire. Cette discrimination ouvre nombre de questions. Mais elle a l’avantage d’apporter une réponse quand, pour l’instant, on n’en voit pas.