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10 mars 2022

LOUIS-VALENTIN LOPEZ / FRANCE MUSIQUE

Ivan Velikanov, suspendu pour avoir joué l'Hymne à la Joie : « J’ai agi pour la paix »




« Quelqu'un du gouvernement a décidé de m'empêcher de diriger », indique Ivan Velikanov - Facebook d'Ivan Velikanov

Le chef russe s'exprime pour la première fois dans un média français. Interdit de diriger les Noces de Figaro par les autorités, il faut « stopper la peur », confie-t-il à France Musique.

24 février. Début de l’invasion en Ukraine. Au même moment, Ivan Velikanov, chef d’orchestre russe, s’apprête à diriger Les Noces de Figaro à Nijni-Novgorod, à 400 kilomètres au nord-est de Moscou. Dans la salle du théâtre règne un silence inhabituel. Pas celui qui permet la qualité d’écoute mais un silence « très triste, pesant ». « J’ai senti que le public, les musiciens, les chanteurs, tout le monde était sous le choc », raconte Ivan Velikanov, joint par France Musique. « Si personne ne dit clairement "la guerre commence", tout le monde comprend que c’est le cas ». Entre deux actes de l’opéra de Mozart, le jeune chef décide alors de s’installer deux minutes derrière le clavecin, et de jouer l’Hymne à la Joie de Beethoven. Selon lui « la meilleure musique pour transmettre la notion de paix. Nous sommes musiciens, nous devons dire les choses avec la musique. »

Mais peu de spectateurs le remarquent. « C’était un geste trop petit, on doit être beaucoup plus direct. » Le lendemain soir, le 25, Ivan Velikanov voit donc plus grand. Il prend la parole au micro, avant les Noces, pour dire que « nous, les artistes, sommes contre la guerre. C’est inhabituel pour un chef d’orchestre de prendre la parole avant un concert, mais j’ai pensé que c’était nécessaire. » Il dirige alors l’Hymne à la Joie, cette-fois reprise par tous les musiciens. « Sur le moment, j’oublie absolument qu’il s’agit aussi de l’hymne de l’Union Européenne. Mais je pense que même si je m’en étais rappelé, je l’aurais quand même fait jouer. »

« Il y a eu beaucoup de questions, notamment quelles étaient les raisons qui avaient poussé le théâtre à faire ce choix. Mais non, c’était mon initiative. C’était ma seule responsabilité. »

Quelqu'un du gouvernement a décidé de m'empêcher de diriger

Surprise pour l’orchestre, prévenu au dernier moment. « Des musiciens m’ont dit que c’était très bien et d’autres m’ont ensuite demandé pourquoi j’avais décidé cela, alors qu’ils n’étaient peut-être pas d’accord. Dans le public, des vivats, des « bravo », mais pas que. Un spectateur m’a dit par la suite que deux vieilles dames, assises devant lui, se sont indignées. » Et courroux, évidemment, au plus haut niveau de l’État russe. « Pour les gens du gouvernement, et de Nijni-Novgorod, j’avais joué l’hymne de l’Union européenne. Ils ont seulement vu cet aspect-là. »

Quelques jours après, le 1er mars, Ivan Velikanov apprend la désagréable nouvelle : il ne dirigera plus la production des Noces de Figaro jusqu’à nouvel ordre, suspendu et remplacé par un autre chef d’orchestre. « Il y a eu des débats en haut lieu pour décider si je pouvais diriger ou non. La direction du théâtre n’était pas contre, elle voulait que je dirige. C’est quelqu’un du gouvernement qui a décidé de m’empêcher de diriger », nous indique le chef. Et ce malgré des plaidoyers en sa faveur. « Je sais que des gens très importants ont téléphoné à des gens encore plus importants dans le gouvernement, pour demander à ce que je puisse diriger. Pour éteindre la polémique autour de moi, ils ont juré que je ne continuerai pas, et que je ne prendrai plus la parole avant les concerts. » Rien n’y fit.

« Ce fut très important pour moi que beaucoup de chefs d’orchestre refusent de me remplacer, par solidarité. Mais toujours, quelqu’un finit par accepter. J’ai compris, d’autant plus que la production était prête, cela a permis de sauver le spectacle. »

Quand des choses absurdes se passent, nous devons stopper la peur

Dix jours après sa suspension, Ivan Velikanov donne des nouvelles rassurantes. Il n’a reçu aucune menace, et mis à part sa suspension des Noces de Figaro, n’a écopé d’aucune sanction. Il doit d’ailleurs diriger la première de Falstaff ce jeudi soir, au théâtre Bolchoï. Et ne regrette pas le moins du monde d’avoir osé s’exprimer, par les mots et par la musique : « Quand des choses absurdes se passent, nous devons stopper la peur. Soit on quitte le pays, soit on continue à vivre normalement, ce qui inclut le fait de s’exprimer normalement. Je ne dis pas que tout le monde doit montrer sa position, je ne suis d’ailleurs pas le plus actif. Mais j’ai agi pour la paix. »

Ivan Velikanov réagit aussi à la mise au ban de certains de ses compatriotes russes d’événements et de scènes internationales. S’il comprend que certains proches de Poutine soient exclus, il juge ces décisions globalement « très mauvaises », d’autant dit-il que « les responsables russes n’en ont rien à faire que tel ou tel artiste soit banni, chante ou ne chante pas à la Scala [...]. Tous les gens connaissant la culture russe savent que ce n’est pas une culture de la guerre, que c’est une culture de la paix. Il suffit de lire Tolstoï ou Dostoïevski. La guerre a une fin, très souvent, et la culture doit aider à la surmonter. Je pense que la culture aide à la paix. »

https://www.radiofrance.fr/francemusique/ivan-velikanov-suspendu-pour-avoir-joue-l-hymne-a-la-joie-j-ai-agi-pour-la-paix-5633621?fbclid=IwAR2tsyAEi3QTPQqW8GER_B-4oI0flB4C11hvLSWFN0rmRfBO_rzeZI73ByQ