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27 mars 2022

Galerie Murmure

Roger Decaux – Creuser l'abîme

Les grandes œuvres laissent des traces, et non des passages cloutés. Roger Decaux, disparu en 1995, est un immense peintre.

La fluidité la plus majestueuse, la plus belle et la plus dure est son territoire, créant beauté plus vraie que le beau. Il donne à voir, dans un paysage d'irrespirable absence, des scènes ultimes où s'affrontent les forces sinistres et les forces vitales de l'univers. Éternel combat de l'être et du chaos, où planent la monstrueuse énigme de la mort et l'impossible accident qui la fait surgir.




Roger Decaux peint tous les possibles du corps innombrable de la vie, et ses formes trouent le vide, fécondées de hasard et nourries de forces quasi telluriques. Et tout est ébranlé.

Chaque être – homme ou chien, femme ou oiseau – est à la fois totalité et fragment, et chaque fragment est un être virtuel. Le dedans du corps est cri sans limite. La main de Decaux est une main-signe qui laisse errer les ressacs d'Eros dans les ombres mortelles. Il porte très haut le combat de l'art.




Marc Decaux, son fils, poursuit l'aventure, ouvrant ici et là de visibles portes où voir l'œuvre unique de son père. Une émotion élémentaire, pré-esthétique, et grandiose étreint le spectateur, outrepasse les ordinaires références, et l'arrache à ses habitudes visuelles. Decaux, comme Rainer ou Rustin, dérange l'ordre établi du regard et oblige à voir l'insoutenable. Par son œuvre s'accomplit le meurtre des regards complaisants. Le trait n'enferme pas la couleur, l'objet ne retient pas la ligne, et l'absolue mobilité de la main, indépendante et convulsive, comme une lumière affolée, dépasse toute forme.




À force de maîtrise, Roger Decaux fait place au hasard, laissant liberté aux pigments, au plomb, à l'encre, au support même. Son art corrode l'art et le restitue à l'hétérogénéité créatrice, aux virtualités qui fulgurent. Peinture lourde de chair intime, emplie de vive mémoire. D'elle surgit la plus effarante vitalité, capable seule des plus hautes luttes, pour défendre la vie âpre et nue, contre l'indifférence broyeuse.

Roger Decaux, qui fut mon ami, peint pour ceux qui taisent ce qui crie. Magicien des cimes, il ausculte les blessures du temps.

Jusqu'au 30 avril 2022 – Galerie Murmure – Colmar (68)
www.galerie-murmure.fr

Christian Noorbergen, le 23 mars 2022