Celia Izoard, journaliste, est coauteure de La Liberté dans le coma : Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer (Groupe Marcuse, La Lenteur, réed. 2019) et a traduit et préfacé 1984, de George Orwell (Agone, 2021). Elle est aussi chroniqueuse pour Reporterre.
« Tu veux retourner au ciné ? Aller en soirée ? Pense à te faire vacciner. » Le bout de papier date de cet été, mais il est déjà un peu jauni. Je l’ai accroché sur le mur de la cuisine, pour mémoire. C’est un flyer pour les adolescents qui fait la promotion d’un vaccinodrome ouvert dans la salle polyvalente du coin, avec les logos de la préfecture, de l’Agence régionale de santé et de l’hôpital. Dans une petite bulle, au-dessus d’un dessin représentant une infirmière et un enfant avec une seringue sur le bras, il est même écrit : « 1 entrée offerte à la base de loisirs pour toute personne vaccinée lors de cette opération. »
Au moment où ce flyer a atterri dans ma cuisine, on savait depuis longtemps que les adolescents en bonne santé ne couraient qu’un très faible risque d’être atteints d’une forme grave de Sars-Cov-2, comme l’a constaté la Haute autorité de santé. En juin 2021, le Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) rendait son avis au ministère de la Santé sur l’extension de la vaccination aux 12-18 ans. Il rappelait que « les formes graves de l’infection par la Covid-19 sont très rares chez les moins de 18 ans » et que « le recul existant ne permet pas d’assurer la pleine sécurité de ces nouveaux vaccins chez l’adolescent ». Selon le CCNE, les adolescents n’auraient donc aucun bénéfice médical à être vaccinés et ne le feraient que pour contribuer à un bénéfice collectif, celui de renforcer l’immunité au sein de la population. Aussi, « il semble souhaitable […] d’accepter de vacciner contre la Covid-19 les adolescents qui le demandent, mais après avoir reçu une information claire et adaptée à cette tranche d’âge sur les incertitudes liées à la maladie, au vaccin lui-même et à son efficacité à moyen et long terme. Avec cette mise en garde : « Si la vaccination leur était présentée comme leur seule chance de retour à une vie normale, cette pression effective poserait la question de la validité de leur consentement. »
Consentement extorqué
Un mois après l’avis du CCNE, le gouvernement a annoncé l’entrée en vigueur du passe sanitaire : les adolescents non vaccinés sont interdits de sport, de bibliothèque, de piscine, de cinéma, de musée, de train, de concerts, de café et de restaurant. Sur la base des informations fournies par les entreprises pharmaceutiques, on a martelé que les vaccins sont sans risques. Le gouvernement a méprisé les recommandations éthiques les plus élémentaires et bafoué le consentement des adolescents.
Six mois plus tard, en pleine vague Omicron, on constate que les vaccins disponibles n’offrent pas une immunité durable et n’ont qu’une efficacité modérée sur la contagion. Pour les jeunes sans comorbidité, la balance bénéfice-risque est devenue très discutable. Il n’y a pas de retour à la vie normale. Et il semblerait qu’en plus d’avoir extorqué leur consentement par la culpabilisation et le chantage au passe sanitaire, on ait exposé la santé de près de 3,8 millions d’adolescents (76,6 % des 12-17 ans sont vaccinés [1]). Impossible de savoir quelles répercussions ces deux doses pourraient avoir sur leur santé. Peut-être aucune, espérons-le. Sinon, il y a de fortes chances pour que personne n’en endosse jamais la responsabilité.
« On assiste à la destruction de l’avenir d’une génération, et des suivantes, et on le sait »
À ce stade, le gouvernement devrait présenter des excuses publiques. Il devrait lever immédiatement l’obligation du passe sanitaire qui, en plus de constituer une aberration juridique et une bombe à fragmentation sociale, n’offre aucune garantie contre la contagion. Mais loin de se rétracter, l’exécutif ouvre la vaccination aux 5-11 ans et transforme le passe sanitaire en passe vaccinal. Si la loi est votée telle quelle, les adolescents non-vaccinés ne pourront plus entrer dans un café, un restaurant, un cinéma, ni voyager en bus, en train ou en avion.
Comment pouvons-nous supporter une telle incohérence ? Comment une telle chape de lassitude et de résignation a-t-elle pu s’abattre si vite, qu’elle nous rende incapables de nous défendre, nous-mêmes ou nos enfants, contre l’arbitraire, fût-il paré d’une aura scientifique ? Notre situation m’évoque cette formule du philosophe italien Ignazio Silone : nous sommes « comme une personne qui a reçu un formidable coup de massue sur la tête et qui continue à se tenir debout, à marcher, à parler et à gesticuler sans se rendre pleinement compte de ce qui lui arrive [2]. »
Le problème est peut-être que cette sidération qui nous rend incapables de revenir sur les événements des six derniers mois et sur ce qu’on a fait subir aux enfants de ce pays, cette même sidération est à l’œuvre à un niveau plus profond. Les enfants sont dans une situation incroyable. Ils l’étaient déjà avant la pandémie. Plus exactement, ils sont dans une situation impensable, qui exige, qui exigeait déjà le refoulement. On assiste à la destruction de l’avenir d’une génération, et des suivantes, et on le sait.
« Nous ne pouvons assumer la responsabilité du présent que si nous nous ressaisisons de notre responsabilité vis-à-vis de l’avenir »
Le capitalisme industriel les condamne à des chaleurs insupportables, à des pénuries d’eau et à des milieux toxiques. La plus grande partie de ces phénomènes sont irréversibles. Une politique de croissance techno-industrielle déguisée sous le nom de « transition écologique » ne pourra pas l’enrayer. On le sait, mais on ne peut pas le regarder en face tant qu’on ne s’attaque pas aux puissances qui entretiennent cette inertie. De cette toile de fond tragique, de cette immense zone de refoulement dans laquelle les enfants ne sont déjà plus protégés, il découle qu’on peut leur faire subir à peu près n’importe quoi. Ne doivent-ils pas se préparer à d’autres urgences, bien plus graves ? Une campagne de vaccination coercitive n’offrant aucune sorte de garantie, cela fait-il une si grande différence au milieu d’un tel tableau ?
Peut-être avons-nous tellement refoulé notre impuissance et notre culpabilité face à ce futur impensable que nous n’arrivons plus à défendre quoi que ce soit au présent. Mais nous ne pouvons assumer la responsabilité du présent que si nous réussissons à nous ressaisir de notre responsabilité vis-à-vis de l’avenir. Si nous voulons trouver la force de lutter contre ce que le quotidien offre de décisions ineptes et injustes, nous sommes obligés d’affronter les perspectives les plus sombres et de construire, face à elles, de vraies alternatives politiques, sensées et concrètes.