Allumer sa radio, c'est parfois s'embarquer dans une machine à remonter le temps d'une redoutable efficacité. J’ai ainsi redécouvert récemment cette belle chanson des années 70 qui raconte l’histoire d’une maison bleue adossée à la colline, où l’on vient à pied, où l’on ne frappe pas, car ceux qui y vivent ont jeté la clé. Elle m’a immédiatement rappelé une autre maison où j’ai laissé de nombreux souvenirs d’enfance, dont certains ressemblent peut-être un peu aux vôtres.
Maxime le Forestier se serait sans doute bien reconnu dans cette maison-là. Parce qu’elle se trouvait à l’orée d’un grand bois, mais aussi parce qu’on pouvait y couler des jours heureux, même très heureux, loin, très loin du vacarme des villes et de la vie trépidante des citadins.
J’avais à peine 7 ans quand j’ai franchi pour la première fois, la porte en bois branlante qui s’ouvrait en grinçant sur la cour du Christlesgut. Je ne savais pas encore que cette vieille ferme de montagne, perdue au bout d’un chemin à peine praticable, allait devenir pendant six ans, un lieu si marquant de mon histoire. Au point de provoquer encore actuellement, de grosses poussées d’émotion à chaque fois que j’en vois des photos. Ou mieux encore, lorsque j’y passe quelques instants de détente et de repos.
Car oui, le Christlesgut est devenu, un demi-siècle plus tard, une ferme-auberge très appréciée des randonneurs qui arpentent les sentiers du secteur. Ah, si tout ce beau monde savait combien de souvenirs sont gravés dans chaque mètre carré de cette terrasse si agréable durant les journées d’été, dans chaque pièce de cette imposante bâtisse qui surplombe la vallée, sur chaque mur de ce hangar et de cette étable, désormais transformés en gîtes confortables.
Mes copains de l’époque faisaient comme Michel Jonasz, et allaient souvent au bord de la mer, avec leur père, leur sœur, leur mère. Moi, je partais tous les weekends et durant tous les congés scolaires, avec mon grand-père et ma grand-mère, tout droit en direction de la vallée de Munster.
Je reconnais que si j’avais pu choisir, j’aurais sans doute opté pour d’autres loisirs. Ou pour un peu plus de temps avec papa et maman. Car à cet âge-là, les parents, c’est vachement important. Mais je savais que c’était pour pouvoir bosser encore davantage qu’ils ont consenti ce sacrifice, et que c’était leur façon à eux de veiller au bonheur de leur fille et de leur fils. Le pardon leur était donc pour toujours acquis et c’était même de la reconnaissance que j’ai ressentie.
Avec le recul que me procure aujourd’hui le grand âge, j’ai même appris à apprécier chaque minute, chaque seconde de ce passage. D’abord, parce qu’il a permis de construire, jour après jour, cette complicité inaltérable qui me lie à ma petite sœur, rescapée la plus proche de ces années-bonheur. Ensuite, parce que ces souvenirs ont laissé une très belle empreinte dans ma mémoire, celle de moments privilégiés passés avec des personnes aimées. Des moments qui devenaient encore plus précieux quand nos parents nous rejoignaient, souvent après une longue attente surmontée avec patience et parfois, je l'avoue, avec un peu de mélancolie.
Qu’elles étaient belles, ces balades avec mon grand-père, surtout quand elles se terminaient dans la ferme où nous cherchions le lait, autour d’une limonade orange pour moi et d’un ballon de rouge pour lui. Qu’elles étaient agréables, les odeurs des sapins, les effluves de cette herbe récemment coupée, de ce bois fraîchement scié, de cette pluie tombée durant la nuit, de ces feux allumés par les bûcherons ici ou là, et même de ces bouses de vaches qui ralentissaient nos pas. Et que dire de ces délicieux petits plats mijotés qui attendaient notre retour pour être dégustés, ou encore de ce kougelhopf qui montait sous le regard attentif de ma grand-mère, et de ce cake au citron qui ne cuisait jamais assez vite à nôtre goût.
Qu’ils étaient joyeux, tous ces sons familiers. Celui du vent dans les arbres, celui du chant des oiseaux, celui des cloches de nos vaches, celui de l’eau qui ruisselle dans l’abreuvoir, celui du tracteur de l'agriculteur voisin. Et surtout, celui de la voiture de mon père dont je guettais l’arrivée le samedi, juste avant midi. Car il annonçait le déjeuner familial, ses discussions passionnées, ses éclats de rire incontrôlés, et surtout, des heures de complicité retrouvée avec Ludo, notre cher boxer. Il était mon ami, mon confident, mon frère. Quant au dimanche, nous le passions souvent avec nos cousins, cousines, oncles et tantes, dans un climat de fiesta aussi improvisée que délirante.
C’était le temps des soirées sans ordi et sans télé, partagées autour des jeux de société et des mots-croisés. Celui des nuits passées dans la chambre des grands-parents, avec un sommeil réchauffé à la bouillotte et rythmé par de gros ronflements. Celui d’un bonheur simple vécu dans un lieu sans grand confort, mais tellement empreint de moments auxquels, très souvent, je pense encore.
Selon l’écrivain Philippe Besson, « les lieux sont aussi des liens, ils sont notre mémoire ». C’est sans doute pour cela que les vieilles pierres nous seront toujours si précieuses.