par France Inter publié le 3 mars 2021 à 14h37
Au micro de Claire Servajean, dans l'émission "Une semaine en France", le neuropsychiatre Boris Cyrulnik interroge notre modèle de développement sous le prisme de la crise sanitaire actuelle. Une épreuve qui révèle, plus que jamais auparavant, les paradoxes de notre civilisation.
Extraits :
Pour la quête du bien-être et la quête du bonheur, pendant longtemps, notre culture nous a fait croire qu'on était au-dessus de la nature et que l'homme devait dominer la nature. C'est dans tous les textes sacrés de toutes les religions : l'homme doit dominer les animaux, doit dominer les femmes, les enfants et les hommes faibles et on a composé durant des millénaires avec cette représentation-là.
Ça rendait déjà très malheureux et, surtout, cela nous a conduit à la catastrophe actuelle, car on se rend compte qu'on ne peut pas impunément écraser les autres et qu'il faut respecter un ensemble pour que, nous-mêmes, on soit bien heureux dans cet ensemble.
La civilisation a été trop loin. Par exemple, on consomme beaucoup trop.
On circule beaucoup trop et beaucoup plus vite. Ce sont les avions qui ont transporté le virus. Avant, c'étaient les bateaux. Avant les bateaux, c'étaient les chameaux, même si ça allait moins vite. Techniquement, le chameau moderne, c'est l'avion.
On a été tellement loin qu'on a oublié qu'on n'était qu'un simple morceau de nature, qu'on dépendait de la nature et que, si on abimait la nature, on s'abîmerait avec.
Lorsque l'on cherche le bonheur à tout prix, on se rend malheureux, car ce processus passe souvent par la consommation à tout prix. Cette recherche du bonheur ne peut pas donner sens à la vie.
Plus l'isolement social perdure plus il sera difficile de s'en remettre. La crise sanitaire et sociale inflige d'importantes conséquences, depuis un an, sur la santé mentale des Français, y compris pour des gens qui semblaient jusque-là à l'abri car l'absence plus longue de lien social a fortement accentué les ressentis psychologiques. Le neuropsychiatre précise que plus on attend, plus la résilience sera difficile.
L'isolement sensoriel est une véritable agression neurologique avant d'être une agression psychologique. On sait maintenant que lorsqu'un être vivant est privé de l'altérité, son cerveau n'est plus stimulé, et si ça dure trop longtemps, on voit apparaître des zones d'atrophies cérébrales.
On a besoin des autres pour devenir soi-même. Notre tranquillisant naturel, c'est une bonne relation, un bon lien. Actuellement, il n'y a plus de lien. Il y a un isolement sensoriel, un engourdissement devant les écrans, un arrêt de la pensée. De fait, on s'adapte à cette situation en s'engourdissant et on voit que les premiers à avoir craqué, ce sont celles et ceux qui, avant même l'apparition du virus, avaient déjà acquis les facteurs de vulnérabilité. Or, maintenant, on voit des gens qui ont acquis des facteurs de protection, et qui se mettent, eux aussi à leur tour, à craquer.
La crise actuelle est une expérimentation tragique qui montre à quel point on a besoin des autres pour devenir soi-même et être bien. Plus la crise dure, plus ce sera dur psychologiquement. Plus tôt on commence à se réadapter, plus la résilience psychologique sera facile. En revanche, si on laisse les gens trop longtemps en isolement, il y aura des anomalies cérébrales qui vont durer… Il faudra travailler beaucoup plus sur le long terme.
On est vraiment à la croisée des chemins : ou bien il y a le chaos social et va survenir un escroc culturel qui va nous dire "Je suis votre sauveur, je sais comment il faut faire, donc votez pour moi". Soit dit en passant, vous remarquerez qu'un grand nombre de dictateurs et de régimes autoritaires ont été élus démocratiquement. C'est possible. Il y a des gens qui y pensent.
Après avoir fracassé notre économie, qu'est-ce qu'on décide de faire ensuite ? On remet en place ce qui a provoqué la catastrophe, ou on cherche à vivre autrement. Alors à ce moment-là, on pourra vivre mieux. On a un choix. On est à la croisée des chemins."