un texte très ordinaire sur une journée très ordinaire
Le 28 janvier 2021, journée ordinaire
Pourquoi écrire ce matin ? Le plaisir d’écrire sans doute, l’envie de dire quelque chose à quelqu’un. L’envie de me souvenir de ma journée ordinaire d’hier ? Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Pourquoi « pourquoi » ?
Le matin on se réveille. Plus de stress lié à des horaires professionnels, aux cours prévus devant les classes, aux copies à corriger dans les délais. Juste prendre la journée comme elle vient. Les premières pensées du matin vont au roman de J.M. Coetzee qu’on a laissé hier soir en cours avant de sombrer dans la nuit. Son titre est Elizabeth Costello et le romancier y évoque cette écrivaine vieillissante qui va de conférence en congrès en emportant ses doutes et ses convictions dans ses bagages et dans son cœur. Est-ce cette lecture qui m’a instillé une envie d’écriture ce matin ?
En cette période extraordinaire où tout le monde voudrait compter parmi les héros, j’ai une puissante pulsion pour l’ordinaire. Les soignants, les enseignants, les pompiers, les policiers, les as de la cuisine sur les réseaux sociaux, les vedettes de tout et de rien, les maires, les sportifs, les animateurs, tous entrent en scène alors que moi je commence ma tranquille journée ordinaire en me disant qu’on peut vivre sans trop programmer même si nous sommes formatés pour cela par notre passé et notre éducation. Un café rallongé dilué à l’eau de la bouilloire (beurk diront certains, mais moi cela me va bien) et mes tartines très ordinaires (je vois déjà une horde de diététiciens fondre sur moi) sont en harmonie avec la pluie ordinaire du dehors. Lecteur ordinaire, je lis en diagonale le journal dont les nouvelles sont finalement toujours anciennes. C’est Proust ou Claudel qui a affirmé en son temps qu’il valait mieux lire un bon livre dans sa vie que le journal chaque jour de sa vie ? Je ne sais plus.
Puis je pars en mission bien ordinaire en ville avec Patricia pour choisir trois paires de chaussons, les emporter, pour ensuite les soumettre à ma mère recluse dans son Ehpad bien loin de la course aux bonnes affaires. Je laisse le chèque de caution au chausseur après quelques tractations sur les modalités. Plus tard dans la matinée ce sont les courses au supermarché toujours avec Patricia armée de sa liste stratégique. Nous entrons dans cet antre d’abondance, le pays de cocagne de la consommation. Quels yaourts à quels fruits prendre ? Houmous ou guacamole ? J’ai vraiment envie de bière blanche ! Oui, ils ont la marque que j’aime. A nos âges on a nos préférences et nos habitudes. Tout cela passe sur le tapis roulant de nos désirs validés par la carte plastique de nos avoirs. Si mon grand-père Émile voyait cela ! Sommes-nous légitimes à pleurnicher sur nos destinées face à telle abondance de vivres ? Des générations d’hommes avant nous ont connu la guerre, la peste, ont vu des virus attaquer puis anéantir leurs proches y compris leurs enfants, d’autres ont vu le nazisme ou d’autres dérives du Mal que font des hommes à d’autres hommes. Décidément, non, pour la majorité d’entre nous, nous ne sommes guère éligibles à la plainte.
En fin de matinée je suis allé chez ma mère déposer les chaussons chassés pour elle afin qu’elle les essaie. Contre toute attente ce fut une épreuve pour atteindre la chambre 120. J’ai dû remplir une feuille sanitaire comme de bien entendu. Pourtant y aller le matin n’est pas réglementaire et je l’apprends à mes dépens. Alors il faut expliquer la situation à la secrétaire au regard sévère de gardienne du temple. Elle appelle une infirmière au téléphone pour savoir si j’ai le droit de soumettre des chaussons à ma génitrice. « N’a-t-elle pas des chaussons orthopédiques ou autres ?», entends-je au téléphone, en guise de prétexte à me faire un peu mariner comme les harengs que vous découvrirez plus loin dans mon texte. Elle aurait pu me demander à moi. Je sais aussi bien que l’infirmière si maman a ou non des problèmes d’ordre orthopédique. Mes chaussons pourraient-ils lui faire encourir des risques inconsidérés ? La tension est maximale. De l’infirmière ou du fils, qui aura le dernier mot ou la dernière savate ? Après diverses tractations de haute diplomatie – la question est-elle remontée à l’ARS ? – j’obtiens un laisser-passer pour monter et déballer ma précieuse marchandise sans pénalité ou taxe dissuasive, sans blâme. Maman est là, heureuse de me voir. Elle est assise, à attendre. Attendre le repas, attendre les soins, attendre une de nos visites, peut-être attendre qu’on me délivre le visa pour les chaussons, attendre le Temps pour mieux le voir passer. Assise dans son fauteuil, elle regarde la vie presque immobile s’écouler doucement. Heureusement elle a la pensée, cette faculté qui reste le siège inexpugnable de notre liberté. Cette pensée est toujours là comme une vigie dans son regard et dans ses mots. Heureusement.
A midi nous mangeons deux pormoniers, ces saucisses savoyardes accommodées aux herbes et des lentilles. C’est un petit exotisme culinaire régional pour ce jour comme un autre. Par la grâce prandiale de ce menu ordinaire les saveurs de ce plat modeste nous transportent à la montagne. Quand les voyages sont compliqués à cause du contexte, les papilles prennent le relais. C’est bien comme ça. Les choses s’accomplissent toujours mais autrement, avec modestie, presque comme une charmante parodie un peu taquine. Et voilà comment l’assiette devient spectacle en ces temps de famine culturelle ! C’est un spectacle qui parle d’une saucisse venue de Savoie et qui se moque du spectateur frustré de ne pouvoir voyager à sa guise. Quelle est la suite de son aventure de saucisse ? Il faudra acheter un billet pour connaître la suite de ce petit théâtre d’assiette ! C’est finalement une tragédie car je l’ai déjà digérée et il n’y a pas de manuscrit qui consigne un quelconque dénouement officiel. A vos imaginations !
La sieste, coquine ou pas, est ce moment d’abandon des corps. C’est un temps buissonnier à la lisière de la veille et du sommeil. On veut lire, mais l’ouvrage est vite orphelin de son lecteur. Solitaire mais toujours éclairé par le luminaire, le roman se sent comme abandonné. En effet son lecteur s’est déjà enfoncé dans un demi-rêve obscur. L’homme et son livre sont devenus un tableau absurde figé dans une inutile lumière. De ce domaine des rêveries allongées, on en ressort comme régénéré avant la nouvelle demi-journée qui s’ouvre, toute neuve presque.
De retour à la maison de retraite, le néo retraité que je suis désormais moi aussi, retrouve sa mère. Elle semble contente d’avoir pu choisir ses chaussons car à son âge on choisit de moins en moins. Elle a trouvé son bonheur, sa chaussure à son pied. Pour être juste, elle avait déjà choisi quelque chose le jour précédent : de se faire vacciner. Longtemps elle avait résolument pas voulu. Une infirmière en qui elle a confiance lui a tout expliqué et maman a décidé que oui, qu’elle était d’accord, de façon là aussi très résolue. Avant de la quitter je la mets en relation téléphonique avec sa sœur ce qui lui plaît bien. Cela a l’air de devenir une bonne journée pour elle. Tant mieux.
Je repars derechef en ville pour rapporter les deux paires de pantoufles non retenues afin de ne pas pénaliser la reprise économique des chausseurs du centre ville en immobilisant trop longtemps leur marchandise. Sur le beau chemin des scratchs, la devanture d’une pâtisserie me fait signe et, facilement convaincu par la mise en scène, j’achète un Paris-Brest pour Pat et une tranche de Forêt-noire - ou Schwarzwälder Kirschtorte - pour moi. Encore du tourisme par procuration ! Petits plaisirs, petites attentions réciproques qui, certes modestes, entretiennent à leur échelle le feu de nos vies partagées depuis quarante ans. Oui, dans la vie d’une journée ordinaire on pense aussi à un moment ou à un autre qu’on a, et qu’on aura affaire au vieillissement. Nous aussi, à notre tour, devenons moins fermes, moins vifs, moins rapides, ou si vous préférez que je sois plus clair, plus flasques, plus pesants, plus lents. Inutile de continuer la liste de la décroissance. En même temps quel égoïsme ce serait de penser à une improbable échappatoire ! Nous serions en effet bien égoïstes de ne pas vouloir donner à d’autres, aux nouveaux-nés, à la jeunesse, la chance de connaître de belles journées extraordinaires ou simplement ordinaires, mais avec des forêts, de l’air, le ciel, des nourritures, des émois et ébats sportifs ou amoureux. Pour cela nous devrons à notre tour céder la place. Rien à redire donc.
J’arrive à 17 heures au lieu de vente de la ferme qui justement ferme à … 17 heures. J’entrouvre la porte et de ma plus belle voix je glisse à la jeune patronne du lieu « Vous m’acceptez encore ou c’est trop tard ? » Joviale et souriante elle me répond « C’est bon, entrez, de toute façon je range, mais je risque de vous garder pour balayer ». Ça me va, je sais balayer, et je fais le tour des légumes utiles à nos préparations futures. Ah, je vois aussi des harengs à l’alsacienne ! Miam miam ! J’ai bien fait d’insister. A la caisse j’échange encore quelques mots avec la gentille fermière et nous concluons en totale harmonie :
Elle : - C’est bien, quand je ferme maintenant il y a encore de la lumière dehors. Les journées rallongent ...
Moi : - Au moins quelque chose qui s’éclaircit, c’est bien !
Elle, riant : - Oui c’est bien vrai, ça fait vraiment du bien.
Et c’est vrai, quelques mots banals, mais avec le sourire, ça fait du bien dans une journée ordinaire, cela illumine.
Hier à 17h30 sur TMC était retransmis le match de handball France-Hongrie depuis l’Égypte, en quart de finale du Mondial organisé à grands frais par le Maréchal Al Sissi. Le tournoi se déroule lui aussi à huis-clos à cause du spectateur d’honneur, Monsieur Covid 19 accompagné de son aréopage de variants. Tant pis pour la propagande du Maréchal avec tous ses gymnases tout neufs. Après un début catastrophique, les Français ont retourné le match et ont fini par vaincre de tenaces et athlétiques Magyars bien difficiles à manœuvrer. Du coup je prépare une petite bouteille de bière blanche achetée en matinée pour fêter cela, quitte à ce que ce soit une célébration décalée.
Donc on arrive au dîner. Une fête préparée par Pat. Un vrai buffet de couvre-feu ! Saucisse de Lyon à l’ail des ours, les fameux harengs marinés (bonne préparation psychologique pour mieux affronter les Suédois en demi-finale ? On verra cela ce soir à partir de 20h30), la salade de chou blanc du jardin (donc chou bénit par la neige), la salade de carottes râpées et la merveilleuse bière blanche bien fraîche pour accompagner le tout. Cette bière miraculeuse a fait mousser cette journée ordinaire dans ma tête et en fut le véritable couronnement. Adieu chaussons, vaccins, virus, handball ! Ne compte désormais plus que cette intensité extrême du brassin belge à la coriandre et aux nuances d’agrumes. Rien de tel après cette explosion que de céder aux saveurs sédatives des deux douceurs achetées en ville. Pat m’a fait signe depuis son Paris-Brest et moi je l’ai saluée depuis ma Forêt-noire et puis nous nous sommes retrouvés pour une soirée détendue d’une journée ordinaire.
Rien à rajouter, ce fut une belle journée bien ordinaire.
29 janvier 2021
Pourquoi écrire ce matin ? Le plaisir d’écrire sans doute, l’envie de dire quelque chose à quelqu’un. L’envie de me souvenir de ma journée ordinaire d’hier ? Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Pourquoi « pourquoi » ?
Le matin on se réveille. Plus de stress lié à des horaires professionnels, aux cours prévus devant les classes, aux copies à corriger dans les délais. Juste prendre la journée comme elle vient. Les premières pensées du matin vont au roman de J.M. Coetzee qu’on a laissé hier soir en cours avant de sombrer dans la nuit. Son titre est Elizabeth Costello et le romancier y évoque cette écrivaine vieillissante qui va de conférence en congrès en emportant ses doutes et ses convictions dans ses bagages et dans son cœur. Est-ce cette lecture qui m’a instillé une envie d’écriture ce matin ?
En cette période extraordinaire où tout le monde voudrait compter parmi les héros, j’ai une puissante pulsion pour l’ordinaire. Les soignants, les enseignants, les pompiers, les policiers, les as de la cuisine sur les réseaux sociaux, les vedettes de tout et de rien, les maires, les sportifs, les animateurs, tous entrent en scène alors que moi je commence ma tranquille journée ordinaire en me disant qu’on peut vivre sans trop programmer même si nous sommes formatés pour cela par notre passé et notre éducation. Un café rallongé dilué à l’eau de la bouilloire (beurk diront certains, mais moi cela me va bien) et mes tartines très ordinaires (je vois déjà une horde de diététiciens fondre sur moi) sont en harmonie avec la pluie ordinaire du dehors. Lecteur ordinaire, je lis en diagonale le journal dont les nouvelles sont finalement toujours anciennes. C’est Proust ou Claudel qui a affirmé en son temps qu’il valait mieux lire un bon livre dans sa vie que le journal chaque jour de sa vie ? Je ne sais plus.
Puis je pars en mission bien ordinaire en ville avec Patricia pour choisir trois paires de chaussons, les emporter, pour ensuite les soumettre à ma mère recluse dans son Ehpad bien loin de la course aux bonnes affaires. Je laisse le chèque de caution au chausseur après quelques tractations sur les modalités. Plus tard dans la matinée ce sont les courses au supermarché toujours avec Patricia armée de sa liste stratégique. Nous entrons dans cet antre d’abondance, le pays de cocagne de la consommation. Quels yaourts à quels fruits prendre ? Houmous ou guacamole ? J’ai vraiment envie de bière blanche ! Oui, ils ont la marque que j’aime. A nos âges on a nos préférences et nos habitudes. Tout cela passe sur le tapis roulant de nos désirs validés par la carte plastique de nos avoirs. Si mon grand-père Émile voyait cela ! Sommes-nous légitimes à pleurnicher sur nos destinées face à telle abondance de vivres ? Des générations d’hommes avant nous ont connu la guerre, la peste, ont vu des virus attaquer puis anéantir leurs proches y compris leurs enfants, d’autres ont vu le nazisme ou d’autres dérives du Mal que font des hommes à d’autres hommes. Décidément, non, pour la majorité d’entre nous, nous ne sommes guère éligibles à la plainte.
En fin de matinée je suis allé chez ma mère déposer les chaussons chassés pour elle afin qu’elle les essaie. Contre toute attente ce fut une épreuve pour atteindre la chambre 120. J’ai dû remplir une feuille sanitaire comme de bien entendu. Pourtant y aller le matin n’est pas réglementaire et je l’apprends à mes dépens. Alors il faut expliquer la situation à la secrétaire au regard sévère de gardienne du temple. Elle appelle une infirmière au téléphone pour savoir si j’ai le droit de soumettre des chaussons à ma génitrice. « N’a-t-elle pas des chaussons orthopédiques ou autres ?», entends-je au téléphone, en guise de prétexte à me faire un peu mariner comme les harengs que vous découvrirez plus loin dans mon texte. Elle aurait pu me demander à moi. Je sais aussi bien que l’infirmière si maman a ou non des problèmes d’ordre orthopédique. Mes chaussons pourraient-ils lui faire encourir des risques inconsidérés ? La tension est maximale. De l’infirmière ou du fils, qui aura le dernier mot ou la dernière savate ? Après diverses tractations de haute diplomatie – la question est-elle remontée à l’ARS ? – j’obtiens un laisser-passer pour monter et déballer ma précieuse marchandise sans pénalité ou taxe dissuasive, sans blâme. Maman est là, heureuse de me voir. Elle est assise, à attendre. Attendre le repas, attendre les soins, attendre une de nos visites, peut-être attendre qu’on me délivre le visa pour les chaussons, attendre le Temps pour mieux le voir passer. Assise dans son fauteuil, elle regarde la vie presque immobile s’écouler doucement. Heureusement elle a la pensée, cette faculté qui reste le siège inexpugnable de notre liberté. Cette pensée est toujours là comme une vigie dans son regard et dans ses mots. Heureusement.
A midi nous mangeons deux pormoniers, ces saucisses savoyardes accommodées aux herbes et des lentilles. C’est un petit exotisme culinaire régional pour ce jour comme un autre. Par la grâce prandiale de ce menu ordinaire les saveurs de ce plat modeste nous transportent à la montagne. Quand les voyages sont compliqués à cause du contexte, les papilles prennent le relais. C’est bien comme ça. Les choses s’accomplissent toujours mais autrement, avec modestie, presque comme une charmante parodie un peu taquine. Et voilà comment l’assiette devient spectacle en ces temps de famine culturelle ! C’est un spectacle qui parle d’une saucisse venue de Savoie et qui se moque du spectateur frustré de ne pouvoir voyager à sa guise. Quelle est la suite de son aventure de saucisse ? Il faudra acheter un billet pour connaître la suite de ce petit théâtre d’assiette ! C’est finalement une tragédie car je l’ai déjà digérée et il n’y a pas de manuscrit qui consigne un quelconque dénouement officiel. A vos imaginations !
La sieste, coquine ou pas, est ce moment d’abandon des corps. C’est un temps buissonnier à la lisière de la veille et du sommeil. On veut lire, mais l’ouvrage est vite orphelin de son lecteur. Solitaire mais toujours éclairé par le luminaire, le roman se sent comme abandonné. En effet son lecteur s’est déjà enfoncé dans un demi-rêve obscur. L’homme et son livre sont devenus un tableau absurde figé dans une inutile lumière. De ce domaine des rêveries allongées, on en ressort comme régénéré avant la nouvelle demi-journée qui s’ouvre, toute neuve presque.
De retour à la maison de retraite, le néo retraité que je suis désormais moi aussi, retrouve sa mère. Elle semble contente d’avoir pu choisir ses chaussons car à son âge on choisit de moins en moins. Elle a trouvé son bonheur, sa chaussure à son pied. Pour être juste, elle avait déjà choisi quelque chose le jour précédent : de se faire vacciner. Longtemps elle avait résolument pas voulu. Une infirmière en qui elle a confiance lui a tout expliqué et maman a décidé que oui, qu’elle était d’accord, de façon là aussi très résolue. Avant de la quitter je la mets en relation téléphonique avec sa sœur ce qui lui plaît bien. Cela a l’air de devenir une bonne journée pour elle. Tant mieux.
Je repars derechef en ville pour rapporter les deux paires de pantoufles non retenues afin de ne pas pénaliser la reprise économique des chausseurs du centre ville en immobilisant trop longtemps leur marchandise. Sur le beau chemin des scratchs, la devanture d’une pâtisserie me fait signe et, facilement convaincu par la mise en scène, j’achète un Paris-Brest pour Pat et une tranche de Forêt-noire - ou Schwarzwälder Kirschtorte - pour moi. Encore du tourisme par procuration ! Petits plaisirs, petites attentions réciproques qui, certes modestes, entretiennent à leur échelle le feu de nos vies partagées depuis quarante ans. Oui, dans la vie d’une journée ordinaire on pense aussi à un moment ou à un autre qu’on a, et qu’on aura affaire au vieillissement. Nous aussi, à notre tour, devenons moins fermes, moins vifs, moins rapides, ou si vous préférez que je sois plus clair, plus flasques, plus pesants, plus lents. Inutile de continuer la liste de la décroissance. En même temps quel égoïsme ce serait de penser à une improbable échappatoire ! Nous serions en effet bien égoïstes de ne pas vouloir donner à d’autres, aux nouveaux-nés, à la jeunesse, la chance de connaître de belles journées extraordinaires ou simplement ordinaires, mais avec des forêts, de l’air, le ciel, des nourritures, des émois et ébats sportifs ou amoureux. Pour cela nous devrons à notre tour céder la place. Rien à redire donc.
J’arrive à 17 heures au lieu de vente de la ferme qui justement ferme à … 17 heures. J’entrouvre la porte et de ma plus belle voix je glisse à la jeune patronne du lieu « Vous m’acceptez encore ou c’est trop tard ? » Joviale et souriante elle me répond « C’est bon, entrez, de toute façon je range, mais je risque de vous garder pour balayer ». Ça me va, je sais balayer, et je fais le tour des légumes utiles à nos préparations futures. Ah, je vois aussi des harengs à l’alsacienne ! Miam miam ! J’ai bien fait d’insister. A la caisse j’échange encore quelques mots avec la gentille fermière et nous concluons en totale harmonie :
Elle : - C’est bien, quand je ferme maintenant il y a encore de la lumière dehors. Les journées rallongent ...
Moi : - Au moins quelque chose qui s’éclaircit, c’est bien !
Elle, riant : - Oui c’est bien vrai, ça fait vraiment du bien.
Et c’est vrai, quelques mots banals, mais avec le sourire, ça fait du bien dans une journée ordinaire, cela illumine.
Hier à 17h30 sur TMC était retransmis le match de handball France-Hongrie depuis l’Égypte, en quart de finale du Mondial organisé à grands frais par le Maréchal Al Sissi. Le tournoi se déroule lui aussi à huis-clos à cause du spectateur d’honneur, Monsieur Covid 19 accompagné de son aréopage de variants. Tant pis pour la propagande du Maréchal avec tous ses gymnases tout neufs. Après un début catastrophique, les Français ont retourné le match et ont fini par vaincre de tenaces et athlétiques Magyars bien difficiles à manœuvrer. Du coup je prépare une petite bouteille de bière blanche achetée en matinée pour fêter cela, quitte à ce que ce soit une célébration décalée.
Donc on arrive au dîner. Une fête préparée par Pat. Un vrai buffet de couvre-feu ! Saucisse de Lyon à l’ail des ours, les fameux harengs marinés (bonne préparation psychologique pour mieux affronter les Suédois en demi-finale ? On verra cela ce soir à partir de 20h30), la salade de chou blanc du jardin (donc chou bénit par la neige), la salade de carottes râpées et la merveilleuse bière blanche bien fraîche pour accompagner le tout. Cette bière miraculeuse a fait mousser cette journée ordinaire dans ma tête et en fut le véritable couronnement. Adieu chaussons, vaccins, virus, handball ! Ne compte désormais plus que cette intensité extrême du brassin belge à la coriandre et aux nuances d’agrumes. Rien de tel après cette explosion que de céder aux saveurs sédatives des deux douceurs achetées en ville. Pat m’a fait signe depuis son Paris-Brest et moi je l’ai saluée depuis ma Forêt-noire et puis nous nous sommes retrouvés pour une soirée détendue d’une journée ordinaire.
Rien à rajouter, ce fut une belle journée bien ordinaire.
29 janvier 2021