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23 avril 2020

La romancière Arièle Butaux, vénitienne d'adoption, nous livre en de très belles pages empreintes de poésie son expérience du confinement imposé pour cause de coronavirus. Par la même occasion, elle nous invite à réfléchir à l'après crise, crise qui aura au moins eu le mérite de remettre en cause notre façon de vivre et de reconsidérer la manière dont est organisé le tourisme de masse qui gangrène la ville.

☐ 18/4/2020

Je vous écris de Venise où l’espoir renaît. Au 41ème jour de confinement, ce n’est pas encore l’euphorie mais la maladie régresse, les mesures de sécurité s’assouplissent et il nous est enfin permis de marcher le nez au vent - pourvu qu’il soit masqué ! - pour profiter un peu de Venise au repos, vide comme jamais plus nous ne la verrons, poignante comme un sourire après les larmes.

Les glycines ont fleuri tandis que nous étions reclus et privés de printemps. Nous voici convalescents, émerveillés et prudents, émus de pouvoir prendre quelques chemins de traverse entre deux sorties de première nécessité. Au compte-goutte, nous retrouvons le goût des choses, émus de voir rouvrir une librairie, une papeterie. Leurs vitrines de nouveau visibles sont la preuve de leur survie. Mais l’immense majorité des rideaux de fer demeure fermée. On s’arrête devant certains comme au chevet d’un malade, craignant qu’ils ne se relèvent pas. Une pâtisserie où, par tous les temps, on prenait chaque matin son café. Un restaurant où l’on était comme à la maison. L’échoppe d’un artisan où se partageait l’amour des belles choses bien faites. Et puis il y a toutes ces devantures occultées, derrière lesquelles nous ne savons même plus ce qu’il y avait avant ! Des rues entières de façades borgnes vouées autrefois à l’inutile, la pacotille, le « souvenir » made in China, les sucreries industrielles, le vêtement jetable fabriqué par des esclaves parce que lorsqu’on paye une robe cinq euros il y a forcément, quelque part, quelqu’un qui n’a pas été payé pour la fabriquer… Ces magasins ne s’adressent pas aux Vénitiens. Ils ont essaimé pour satisfaire un tourisme voué à disparaître, celui qui consommait Venise comme une attraction, indifférent à son histoire et à son âme.

Pour les Vénitiens, pour les amoureux de la Sérénissime dont chaque séjour est un bienfait pour la ville, on espère que survivront les quelques commerces traditionnels que la spéculation sur les loyers n’avait pas déjà vaincus.

En attendant, on finit par s’habituer à circuler sans se faire bousculer, à ne plus être importuné par la pollution visuelle et sonore de boutiques absurdes, on se demande comment on a pu supporter cela avant et, surtout, comment ce sera demain. Pour l'heure, les Vénitiens toujours ingénieux s’adaptent aux contraintes dont leur histoire n’a jamais été avare…

Sous mon balcon, des barques à rames traditionnelles glissent sur l’eau paisible du canal et assurent des livraisons de légumes bio cultivés dans la lagune. Consommer local, sans pollution, à km 0… Et si, en revenant à ces fondamentaux, Venise était déjà en train d’écrire le monde de demain ?

Venise, 18 avril 2020, 41ème jour de confinement

Photo Edouard Dabrowski